2008/12/16

Fraude de 50 milliards ou 45 ans d'extension du copyright : plus c'est gros plus ça passe

L'actualité a des raccourcis parfois saisissants, et au gré de mes pérégrinations internautiques je suis passé d'un article sur la gigantesque escroquerie de 50 milliards de dollars de Bernie Maddoff, à un article sur la non moins extraordinaire escroquerie que représente la proposition d'extension de 45 ans du copyright pour les interprètes d'oeuvres musicales et les producteurs de disques.

D'un côté qui aurait pu imaginer que la plus vieille ficelle de l'escroquerie financière, le système pyramidal, puisse être exploité à l'échelle de dizaine de milliards de dollars ? Et par un ancien directeur du Nasdaq en plus ? De l'autre comment imaginer que les 4 majors du disques pourraient trouver au XXIème siècle en Europe des politiques suffisamment crédules ou vénaux pour soutenir une extension du copyright qui le ferait passer de 50 ans à 95 ans ?

Dans les deux cas, la sagesse populaire (ou Alfred Jarry) nous enseigne que "Passé les bornes, y'a plus de limite". Et ce qui me frappe c'est effectivement l'absence totale de limite, et le sentiment d'impunité total. Bernie Maddoff était bien évidemment au dessus de tous soupçons, puisqu'il maniait les milliards avec dextérités, et le tout Wall Street lui faisait confiance. Et la commissions pour faire passer le copyright de 50 à 95 ans est bien entendu au dessus de tous soupçons, et ne l'envisage que dans un but purement altruiste et surtout pas pour donner une rente supplémentaire aux 4 majors du disque.

Et si Maddoff vient d'être démasqué, ce n'est pas grâce aux régulateurs, ni aux professionnels de Wall Street (même si certains disent maintenant qu'ils avaient des soupçons depuis longtemps). C'est tout simplement parcequ'il n'arrivait plus à faire fonctionner son système quand trop de ses pigeons voulaient revoir la couleur de leur argent.

Alors quand un technocrate bien intentionné, propose d'augmenter la durée d'un copyright, non pas de 5 ans, non pas de 10 ans ou 20 ans, mais de 45 ans, pour le porter à 95 ans, c'est à dire plus long que la durée moyenne de vie dans nos pays occidentaux, je ne peux m'empêcher d'y voir une arnaque de même ampleur que celle de Maddoff. Et quand la commission et divers politiciens essayent de justifier l'injustifiable, le doute n'est plus permis : nous avons à faire à une opération destinée uniquement à prolonger l'existence d'un système créé aux dépends du plus grand nombre (artistes et amateurs de musique) et au profit des "happy few" des majors.

Les arguments de la Commission, qui sont regroupés dans une FAQ (malheureusement uniquement en anglais) sont à pleurer. Elle réussit à dire sans rire et par deux fois (questions 2 et 5) que bien entendu cette proposition ne profitera pas uniquement aux superstars comme Cliff Richards ou les Beatles. Bien entendu, c'est donc uniquement par un heureux hasard que le premier enregistrement des Beatles date d'il y a précisément 50 ans et donc risque de passer dans le domaine public. Tout le monde se souvient que c'était aussi un heureux concours de circonstances qui a permis de faire passer le Copyright Term Extension Act juste au moment où Mickey allait tomber dans le domaine public. Mais plus c'est gros plus ça passe...

Evidemment dans toutes les escroqueries les mieux montées, on court toujours le risque qu'un acteur en fasse un peu trop (souvenez vous de celui qui joue le général allemand dans To be or not to be de Lubitsch) et risque de casser la baraque. Cette fois nous avons donc un ministre anglais (Mr Burnham ) qui fait du zèle et affirme qu'"il y a une raison morale à permettre aux interprètes de bénéficier de leur travail tout au long de leur vie, et c'est pourquoi nous considérons une extension du copyright".

Admirons la plume des lobbyistes des majors du disques qui nous tireraient presque une larme à l'idée que nous pourrions priver les interprètes des fruits de leur labeur du fait de l'expiration du copyright de leur vivant. Ils réussiraient presque à nous faire oublier que le régime actuel donne déjà au copyright une durée de 50 ans après la performance, ce qui veut dire que le musicien qui a enregistré un morceau à 20 ans en profite tout de même jusqu'à 70 ans. Certes ce n'est pas nécessairement toute sa vie, car on lui souhaite de vivre plus longtemps, mais le copyright des morceau qu'il aura enregistré après ses 40 ans n'expirera que lorsqu'il aura 90 ans... Et s'il continue à enregistrer jusqu'à 60 ans ou plus, ce qui n'est pas si extraordinaire que ça pour un musicien, le copyright de ses derniers morceaux expirera longtemps après sa mort.

Donc il n'y a pas de raison réelle et concrète pour le musicien lambda de bénéficier d'un copyright d'une durée supérieure à 50 ans (ce qui est déjà extrêmement long). D'ailleurs c'était la conclusion du rapport demandé par le gouvernement britannique, et des études faites par les différents experts européens qui se sont penchés sur le sujet. Donc le ministre Burnham fait du noyage de poisson dans la grande tradition des hommes politiques peu scrupuleux de tous les pays.

Mais il va plus loin et cette fois dépasse les bornes en invoquant une raison morale ! Il y a une morale à ce que les interprètes (et surtout les producteurs de disques) bénéficient pendant 50 ans de revenus dérivant d'une prestation ? Réfléchissons... Quelle autre profession peut prétendre à avoir un revenu 50 ans après une prestation :
  • la sage-femme qui a accouché votre enfant ?
  • le médecin qui a soigné votre femme ?
  • l'ouvrier qui a soudé la cuve de la centrale nucléaire à coté de chez vous ?
  • le viticulteur qui a planté la vigne sur le bon terroir ?
  • le menuisier qui a fait cette table en chêne massif ?
  • le pilote d'avion qui vous a emmené en voyage de noces ?
  • ...
Non personne. Pourtant si la raison avait une morale, il ne fait pas de doute que le geste de l'infirmière, du médecin, de l'ouvrier, ou de l'artisan, justifierait autant sinon plus que celui du musicien, de générer un revenu pendant 50 ans. Donc tout ce que la morale pourrait nous amener à conclure, c'est que le privilège du copyright pendant 50 est tout simplement exhorbitant, anormal, et tout sauf moral.

Donc imaginer de l'étendre à 95 ans est du dernier des cynismes : c'est tout simplement le contraire de la morale. C'est augmenter les privilèges de quelques un au détriment de tous ; brider les générations futures en apauvrissant le domaine public ; édifier des monopoles aux dépends de l'intérêt général... Bref c'est appliquer au monde culturel la même morale qui perverti le monde des affaires, celle des parachutes dorés et des bonus par millions, celle de la dérégulation et des Bernard Maddoff, celle qui nous coûte si cher aujourd'hui et que nos enfants continueront de payer.

Alors non, il n'y a pas de raison morale pour accepter une extension du copyright. Comme le dit très bien Andrew Gowers : "Une raison morale ? Autant dire que les sportifs ont un droit moral d'avoir une pension à 30 ans !" La morale voudrait plutôt que nos technocrates et nos hommes politiques arrêtent de nous tromper. Et quand un expert européen du copyright en vient à accuser la Commission de vouloir tromper le peuple et ses représentants au profit des majors du disque, on peut penser que la crise morale n'est pas seulement du côté des financiers. Comme le chantait Jacques Brel :
Faut vous dire Monsieur

Que chez ces gens-là

On ne vit pas Monsieur

On ne vit pas on triche

Alors signez la pétition contre l'extension du copyright, et écrivez à votre député pour qu'il rejette cette extension. Si nos députés ne comprennent pas que les citoyens en ont ras-le-bol de ce lobbying et de ces pratiques mafieuses, ils risquent de se retrouver les premiers le dos au mur quand viendra la révolution (comme on dit dans le Guide du Routard Galactique il me semble).